MadeProgram x Fondazione Misasi
Je viens de passer une semaine folle à Cosenza.
Mes amis français : “Waouh c’est génial !”
Mes amis italiens : “Mais qu’est-ce que tu vas faire en là-bas ???”
Contexte
Et avec ces deux phrases, on a résumé la situation de la Calabre en Italie : si tu n’es pas Calabrais, tu ne vas pas en Calabre. Et pourtant. La mer est belle et la gastronomie est délicieuse, à base de Cipolla di Tropea, fruits et légumes avec DU GOÛT, des pâtisseries à tomber par terre et la fameuse ‘nduja (une saucisse épicée qui se tartine).
La Calabre est une terre de passage entre la Sicile et Naples, mais l’on n’y reste pas. Elle pâtit d’une mauvaise réputation notamment due à la mafia AOC (la ‘Ndrangheta, surtout liée au trafic de drogue - cf. la série Bang Bang Baby) et à un dialecte étrange parfois hermétique. Une terre d’autant plus mystérieuse pour moi que je n’ai pas vraiment d’amis venant de cette région, contrairement aux Pouilles.
Le pourquoi
Fin 2020, je suis contactée par Lottozero pour donner un cours de “Initiation au print design” pour l’Académie des Beaux-Arts MADE Program (Mediterranean Arts & Design Program) de Syracuse - en Sicile. COVID oblige, le cours se fait par Zoom. Les conditions sont idéales, il s’agit de 7 étudiants de 1ère année. J’ai adoré !
Le directeur de l’Académie, Alessandro Montel* me contacte il y a plusieurs mois en me disant :
— “Coralie, j’ai tout de suite pensé à toi. Andrea Anastasio** organise un workshop avec des étudiants à Cosenza. Il s’agit d’un vieux palazzo décrépit dans la vieille ville, ce serait après le Salone del Mobile, fin juin. Je t’envoie des photos, mais je n’en sais pas plus pour le moment. Ça te dirait de participer ?
— J’en suis !”
Plusieurs mois se passent. Je n’en sais pas beaucoup plus, mais ça a l’air d’être toujours d’actualité. Je parle avec Andrea au téléphone, il est serein, tout ce que l’on ne sait pas se décantera sur place et la “malavita” ne devrait pas être de la partie puisqu’il y a pas (encore) d’argent en jeu :)
Déroulé
mercredi 15.05.22
Me voici dans l’avion pour Naples. J’ai essayé de boucler au mieux les “dossiers” en cours afin d’être un peu libre.
jeudi 16.05.22
Je visite Naples toute la journée. Ça pourrait être l’objet d’un post à part !
vendredi 17.05.22
Train Naples-Cosenza. Cosenza se trouve à 4 heures au sud de Naples. J’arrive pour le déjeuner. Je rencontre enfin Andrea, Maurizio*** et Stéphanie****, ils sont la Dream Team de ce workshop ! Je visite le Palazzo Giannuzzi-Savelli, du nom de la famille qui l’habitait (dit aussi “Palazzo del Seggio”, en référence à la façon d’appeler Seggio le règne des familles nobles dans le royaume de Naples - lire plus ici). Il est en face du Duomo de Cosenza, sur RDC + 4 étages. Nous nous concentrerons sur les pénultième et l’antépénultième de la partie de droite (dernière photo de la galerie), qui sont encore richement décorés mais malheureusement en piteux état.
Apéritif chez Maria qui gère le gîte dans lequel nous sommes hébergés tous les trois. Le vin blanc local est frais, sec et minéral comme il faut ! Elle nous prévient qu’il y aura un anniversaire ce soir dans la salle de réception de notre gîte. Nous décidons alors d’aller dîner à la Calabria Bella, juste au flanc du Duomo, après nous être assurés que ce n’était pas un piège à touristes. Portions généreuses, savoureuses. Vue imprenable sur “notre” Palazzo et plusieurs Amari Silani pour bien finir la journée ! Nous rentrons au gîte avant minuit et le champagne de l’anniversaire. Cela nous donne l’occasion de parler avec ces personnes qui habitent Cosenza nuova mais viennent faire la fête dans la vieille ville et d’avoir leur point de vue sur la situation sociologique et anthropologique de cette ville.
samedi 18.05.22
Avec les étudiantes, nous commençons à mettre en place une catalogation systématique des décorations de chaque pièce. Murs, frises, soubassements, sols devront être “capturés”. Les couleurs aussi, qui ne seront jamais rendues par l’impression de nos photos. J’ai dans ma valise un nuancier Pantone© qui va nous aider. Il y a 3 groupes de 3, nous recensons pas moins de 22 pièces “intéressantes” qui sont réparties entre les groupes. Stéphanie et moi nous partageons les 6 pièces restantes. Nous faisons imprimer les plans de l’immeuble (grosse mission, il faut aller dans la ville nouvelle) et essayons de nous orienter. Une certaine pression monte, j’ai l’impression d’entendre le tic tac du temps.
dimanche 19.05.22
Nous préparons des planches récapitulatives de chaque pièce. La méthodologie est un peu longue à mettre en place. Je suis partagée entre ce que je pense être “nécessaire” (le temps presse et dans une semaine, nous ne pourrons plus accéder à cet endroit merveilleux mais nous devrons pouvoir continuer à travailler sur ce projet “à l’aveugle”) et ce qu’il est rationnellement possible de faire (pas d’eau ni d’électricité dans le Palazzo, les ordis décèdent les uns après les autres > “je ne peux plus travailler”, peu de lumière dans certaines pièces, des aller-retours entre les étages pour prendre une photo et y retourner 20 minutes après…).
C’est le jour de la Fête-Dieu (Corpus Domini) et les bénévoles de Cosenza ont préparé toute la journée, sous un soleil de plomb, un parterre de pétales, branches et riz colorés en forme de fleurs sur le parvis du Duomo - sous “nos” fenêtres. C’est pour nous l’occasion de mesurer l’importance de la foi dans cette communauté.
Nous dînons avec les étudiantes à la Pizzeria del Corso où Maurizio commande pour nous, en plus des pizzas, une série d’antipasti fritti deliziosi. Ballade dans le vieux centre pour finir la soirée. Il fait très chaud pendant la journée mais le soir, un petit air frais nous enveloppe agréablement.
lundi 20.06.2022
Une chose formidable parmi beaucoup d’autres de ce voyage a été la volonté de Maurizio de nous faire découvrir des réalités régionales importantes. Nous aurions pu rester une semaine de plus et ne pas nous poser une seconde tant notre agenda s’est rempli en une semaine !
Première étape, à une heure au sud de Cosenza, le Lanificio Leo. Je les connaissais de nom sans savoir qu’ils étaient dans le coin.
Emilio S. Leo a hérité de cette filature de laine créée en 1873 par son arrière grand-père. Mais il n’a pas du tout suivi le chemin “tracé” de la filature.
D’abord parce que l’industrie lainière de la région n’était déjà plus, à l’époque de son père, ce qu’elle avait été avant. Ensuite parce que Emilio a étudié l’architecture et il est revenu dans l’entreprise familiale avec l’idée qu’elle pouvait devenir autre chose, à défaut de ne plus pouvoir être compétitive. Il a accueilli de 1998 à 2007 des artistes du monde entier dans le cadre de son festival Superbutch, au milieu des machines à l’arrêt. Il a remplacé le logo de l’entreprise (un lion, leone, Leo en italien) par un mouton — daring !
Emilio nous a raconté avec beaucoup de passion toute cette histoire, cette mise en perspective d’une réalité entrepreneuriale dans un contexte régional et économique compliqué. Nous avons pu aussi visiter la filature et voir enfin ces machines dont j’avais entendu parler durant mes études. Fascinant !
Aujourd’hui le Lanificio Leo ne file plus la laine mais continue de produire en série limitée des tissus/plaids et des accessoires en maille en collaboration avec des designers (ici la série Panoramica par Serena Confalonieri). Les couleurs sont magnifiques et le design d’une modernité folle !
Pause déjeuner dans le bar du village, posters de Mussolini et statuettes sur les étagères, frissons.
Juste à côté, nous avons visité la maison d’édition / typographie Rubbettino pour laquelle Emilio est DA.
Alors que la maison d’édition se propose de faire (re)découvrir la pensée libéraliste, la typographie travaille pour de nombreuses maisons italiennes.
Cette journée passionnante se termine par un très bon diner au gîte après un apéritif dans un bar un peu posh qui hébergeait une fête d’anniversaire d’un notable local (verres à pieds en plastique…) - toujours ces gens de la ville nouvelle qui viennent festoyer dans la vieille ville :)
mardi 21.06.2022
Debrief de la journée d’hier pour motiver un peu les étudiantes - qui ne sont pas hyper impliquées jusqu’à présent. On a comme l’impression qu’elles ne mesurent pas la chance d’être ici et maintenant. Andrea cite The Yellow Wallpaper, de Charlotte Perkins Gilman (1890) et Une chambre à soi de Virginia Woolf (1929) comme les exemples d’expression d’un nœud qui serviront aux étudiantes pour aborder leurs projets à travers leurs propres prismes.
On travaille ensuite avec les étudiantes sur les planches qui deviennent… urgentes. Nous sommes dans le réfectoire de l’ancien couvent cistercien Santa Maria delle Vergini. C’est aujourd’hui un lieu d’accueil pour femmes et enfants. “Nos” étudiantes sont aussi hébergées ici, et il y a le WiFi ! Nous allons récupérer les planches imprimées dans l’après-midi, ce qui me donne l’occasion d’avoir un aperçu de cette ville nouvelle. Pas fou-fou en effet, surtout avec cette chaleur.
Cette journée la plus longue de l’année (au sens stricte du terme parce que les journées s’envolent quand on s’amuse !) se termine elle aussi par un excellent diner au gîte.
mercredi 22.06.2022
Journée studieuse entre le Palazzo del Seggio et le réfectoire. Les choses se décantent, les étudiantes se dénouent. C’est un beau moment, hier a été un tournant intéressant dans la conceptualisation du projet. Je passe l’après-midi dans les pièces avec carnet et crayon et je divague. Nous finissons par un dîner au réfectoire des Vergini où Alessandra de Rosa, la conseillère à la solidarité et à la cohésion sociale de Cosenza nous régale avec des pizzas gigantesques et des supplì — c’est officiel, ici, une pizza, ça ne suffit pas !
jeudi 23.06.2022
Nous passons la journée entre des prises de côtes dans l’ancien couvent delle Vergini et une vérification des patterns que les étudiantes sont en train de développer. C’est fascinant de voir émerger ces concepts !
Nous finissons la journée par un excellent dîner chez une amie de Maurizio passionnée de cuisine. Voilà son site de recettes ! Il s’appelle La Varchiglia, du nom de cette pâtisserie star de la ville de Cosenza, que l’on peut aussi déguster chez Renzelli, le bar historique qui se trouve derrière le Duomo et où nous avons bu un certain nombre de cafés pendant cette semaine !
vendredi 24.06.2022
Grosse dernière journée, le programme s’accélère sérieusement. Nous partons demain et il y a encore 10.000 choses à voir.
Nous allons trouver chez lui Maurizio Orrico qui, avec Enrica Vulcano, a créé Ovo Design. Sa maison proche de notre gîte a été restructurée mais elle a gardé ses magnifiques plafonds traditionnels des maisons nobles calabraises.
On enchaîne avec le Musée diocésain où l’on nous fait une visite guidée express. Le pezzo forte è la Stauroteca (reliquaire de la Santa Croce). Un très bel objet qui aurait 900 ans, en or, filigrane et cloisonné émaillé. Pour le reste, on peut observer les bijoux de la Madonna del Pilerio, le retable du Duomo, en version jours de fête et jours ordinaires. Dernière chose : j’ai appris que les nobles faisaient don de robes et robes e mariée à l’église et qu’elles devenaient des chapes pour les hommes d’Eglise - le premier upclycling de l’histoire, non ?
Nous récupérons les patterns imprimés dans l’après-midi. Nous trouvons la papeterie fermée à 15h30 puisqu’elle ouvre à 16h… Sud style. Il fait très chaud, il n’y a personne dans les rues et pas beaucoup d’ombre non plus… Ville nouvelle style.
Les étudiantes présentent leurs projets pour le restyling du Palazzo. Nous sommes particulièrement touchés par Martina qui nous a annoncé le lundi qu’elle détestait les papier-peints, rapport au fait qu’il y en avait un particulièrement moche dans la chambre qu’elle partageait avec son frère quand elle était petite. Elle propose une sorte de graffiti IO ODIO LA CARTA DA PARATI que l’on peut aussi imaginer en néon dans cette pièce toute de guirlandes de roses décorée.
Good job girls !
Le soir, les hirondelles nous font leur show, il y en a énormément, c’est très impressionnant.
Nous sommes invités chez les étudiantes pour un verre et nous dirigeons chez les parents de Maurizio Orrico pour la fête de la Saint Jean organisée en l’honneur de son père et de son fils, tous les deux Giovanni (Jean en italien).
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire de ce merveilleux projet, mais je voulais, avant qu’elles ne deviennent floues, fixer les principales étapes de ces journées.
Merci donc à Alessandro Montel (MadeProgram) pour sa confiance, merci à Maurizio Misasi pour sa gentillesse, merci à Andrea Anastasio pour sa passion, merci à Stéphanie Chauvel pour sa douceur, et bravo aux étudiantes Roberta, Miriam, Medea, Rebecca, Sara, Martina, Giusi, Emanuela e Monica.
*Alessandro Montel, directeur MADE Program : avant de lancer cette école, il a été COO à la GAMec de Bergame puis manager à la NABA à Milan.
**Andrea Anastasio : artiste e designer international dont le travail porte principalement sur l’exploration de cultures millénaires, les frontières de l’art et le design contemporain. site
***Maurizio Misasi, le directeur de la Fondation Misasi qui a fait appel à Andrea pour chercher à valoriser le Palazzo en question.
****Stéphanie Chauvel, print designer compatriote qui vit en Italie après de nombreuses années en Asie. site